6
Une effroyable prophétie

 

 

 

Ce soir-là, pour le souper, nous n’étions que trois à table, maman, James et moi. La petite Mary ayant eu mal au cœur, ses parents étaient montés à l’étage avec elle. En vérité, je soupçonnais Jack, mécontent de ce qui se passait chez lui, de se tenir volontairement à l’écart. Quant à Bill Arkwright, il avait apporté ses provisions et préférait rester dehors avec ses chiens.

Maman, d’humeur enjouée, s’efforçait d’animer la conversation, mais seul James lui donnait la réplique. Il finit par aller se coucher lui aussi, nous laissant en tête à tête.

 

— Qu’est-ce qui ne va pas, Tom ? m’interrogea-t-elle.

— Je ne sais plus quoi penser, maman.

— Comment ça ?

— Eh bien, les sorcières… Jack et Ellie ne supportent pas leur présence. Et, si elles n’étaient pas du voyage, l’Épouvanteur nous aurait sûrement accompagnés. Avons-nous vraiment besoin d’elles ?

— Oui, mon fils. Elles savent se battre, surtout Grimalkin. Dans la lutte sans merci qui nous attend, chaque force comptera. L’Ord est un lieu d’épouvante ; les sorcières de Pendle sont, à ma connaissance, les seules créatures capables d’y pénétrer sans peur. Elles auront un rôle primordial à jouer.

— Et les cadeaux que m’a faits Grimalkin ? insistai-je. La dague et le noir désir ? Elle a prétendu que tu étais d’accord. N’est-ce pas dangereux d’utiliser des éléments venus de l’obscur ? Tu m’as envoyé en apprentissage chez M. Gregory et, maintenant, tu m’obliges à agir en contradiction avec tout ce qu’il m’a enseigné.

Une ombre de tristesse passa dans son regard :

— Ce sera à toi de choisir si tu les utilises ou pas. Il m’arrive aussi de prendre des décisions à contrecœur. Mais nos chances de victoire sont à ce prix, c’est tout ce que je peux te dire. Portes-tu la dague ?

— Non, elle est dans mon sac.

— Tu dois la porter, Tom. Peux-tu faire ça pour moi ?

— Oui, maman. Si c’est ce que tu veux, je le ferai.

Prenant mon visage entre ses mains, elle me fixa intensément comme pour pénétrer mon esprit de la vérité de ses paroles :

— Si nous échouons, si l’Ordinn se retrouve en liberté, soutenue par le Malin, le Comté connaîtra une effroyable détresse, qui s’étendra ensuite au reste du monde. Nous devons tout mettre en œuvre pour empêcher cela, quitte à nous salir les mains. Si seulement j’avais pu en persuader ton maître ! Nous n’avons pas le choix, mon fils. Il nous faut entreprendre ce voyage avec les sorcières de Pendle.

À partir de ce moment, cédant au désir de maman, je portai donc le fourreau contenant la lame accroché derrière ma nuque. Comment aurais-je pu refuser ? J’avais néanmoins conscience d’entrer dans la phase la plus sombre de mon existence. Jamais, depuis le début de mon apprentissage, je ne m’étais trouvé aussi proche de l’obscur.

 

Le lendemain, deux heures avant le coucher du soleil, je rejoignis Alice dans la prairie comme je le lui avais promis.

Elle s’était installée à l’écart, près de la haie d’aubépine qui entourait le champ. Je compris qu’elle évitait la compagnie des autres sorcières, et cela me réconforta un peu. Je n’aurais pas aimé qu’elle subisse leur influence.

Elle attisait un feu au-dessus duquel deux lapins rôtissaient, enfilés sur une broche.

— Tu as faim, Tom ?

— Une faim de loup ! Hmm, ça sent bon !

Nous mangeâmes sans parler, en échangeant des sourires. Le repas terminé, je remerciai Alice et la complimentai sur ses talents de cuisinière. Elle resta un long moment silencieuse, ce qui finit par me mettre mal à l’aise. Autrefois, nous avions toujours une histoire à nous raconter. Mais nous avions échangé toutes les nouvelles la veille, et les sujets de conversation paraissaient épuisés. Une distance inconfortable s’était créée entre nous.

Alice lança soudain :

— Le chat a mangé ta langue ?

— Il a mangé la tienne aussi, rétorquai-je.

Elle me dévisagea d’un air morose :

— Trop de choses ont changé, hein ?

C’était vrai ; plus rien ne serait comme avant, désormais. Je haussai les épaules avec fatalisme :

— Oui, tout a changé. L’Épouvanteur ne veut plus de moi comme apprenti ; maman s’est alliée avec les sorcières de Pendle, et j’ai découvert que ma seule amie était la fille de mon pire ennemi.

— Tais-toi ! gémit-elle.

— Désolé.

— Écoute, reprit-elle, si nous allons nous battre en Grèce et que nous revenions vainqueurs, ça s’arrangera. J’aurai prouvé que je n’ai rien à voir avec mon père. Le vieux Gregory devra reconnaître que ta mère a agi pour le bien du Comté. Il te reprendra auprès de lui, et tu continueras ta formation.

— Tu as sans doute raison. Mais je suis perturbé, perdu. Les enjeux sont si énormes…

— Nous avons déjà connu des jours difficiles, toi et moi, Tom. Et nous avons tenu le coup. Nous triompherons de cette nouvelle épreuve, tu ne crois pas ?

— J’en suis sûr ! affirmai-je.

Nous nous séparâmes en bons termes. Je trouvai cependant bizarre de laisser Alice dans le campement des sorcières, comme si nous appartenions à deux mondes différents. Ressentant le besoin de me dégourdir les jambes, je contournai la ferme et marchai vers la colline du Pendu. Le soleil disparaissait à l’horizon quand je traversai le champ, à la limite de nos terres.

Je distinguai alors trois silhouettes, dans l’ombre, de l’autre côté de la clôture. En m’approchant, je reconnus Mab et ses sœurs. La meneuse du clan Mouldheel me fixait, appuyée au tronc d’un arbre. Je me souvenais d’elle comme d’une jolie fille. Là, je découvrais une Mab rayonnante : ses yeux verts, son sourire, ses cheveux d’or, tout en elle resplendissait.

Je me rappelai à temps les deux sorts fréquemment utilisés par les sorcières, la séduction et la fascination. Avec le premier, elles projettent une fausse image d’elles-mêmes, qui leur confère une grande beauté. Le second leur permet d’hypnotiser un homme et de le manipuler à leur guise. Visiblement, Mab usait envers moi de ces deux artifices.

Je m’appliquai donc à lui résister en me concentrant sur les aspects les moins attirants de sa personne : sa robe élimée, ses pieds nus et crasseux.

Quand je relevai les yeux, son sourire enchanteur avait disparu et ses cheveux avaient retrouvé leur teinte d’un blond pâle un peu terne. Ses sœurs, Beth et Jennet, les jumelles, étaient assises en tailleur à ses pieds. Avec ou sans sort, elles étaient loin de posséder la séduction de leur aînée ; elles avaient un nez crochu, une face osseuse, de petits yeux méchants.

— Vous ne devez pas rester ici, Mab, dis-je. Maman veut que vous vous installiez dans la prairie, de l’autre côté de la ferme.

La jeune sorcière fit la moue :

— Tu n’es pas très aimable, Tom Ward. On voulait juste te dire bonjour. Après tout, on est du même bord, à présent, hein ? Et tu pourrais me remercier de t’avoir sauvé la vie !

Je la dévisageai, ahuri. De quoi parlait-elle ?

— Sans moi, reprit-elle, cette ménade t’aurait tué. Je l’ai vue venir, et j’ai demandé à Alice de te prévenir. Je savais que tu ne regarderais pas le miroir si c’était mon visage qui y apparaissait. J’aimerais qu’on soit de nouveau amis, c’est tout.

Nous n’avions jamais été réellement amis. Je n’avais pas oublié sa cruauté. Elle avait menacé d’égorger la petite Mary, tenté d’assassiner Alice. Voilà pourquoi la perspective de travailler avec des pernicieuses me répugnait tant. La plupart utilisaient la magie du sang et celle des ossements, qu’elles prélevaient plus volontiers sur des humains que sur des animaux.

— Dis-lui ce que tu as appris d’autre par scrutation, Mab, intervint Beth en se relevant.

Jennet sauta à son tour sur ses pieds :

— Oh oui, dis-lui ! Je voudrais voir la tête qu’il va faire !

— Je ne devrais peut-être pas…, fit Mab. Le pauvre garçon va être si chagriné ! Enfin, sans doute moins qu’il l’aurait été autrefois. Vous n’êtes plus si proches, Alice et toi, n’est-ce pas, Tom ? Moi, je pourrais être ton amie, une amie comme tu n’en as jamais eu. Je pourrais…

Je l’interrompis :

— Qu’as-tu vu ?

Mab avait déjà prouvé ses capacités de lire l’avenir dans un miroir. À l’idée que ses visions puissent concerner Alice, une angoisse me saisit.

Une lueur de contentement dans les yeux, elle répondit :

— J’ai vu Alice Deane mourir dans les ténèbres. Une lamia sauvage la tenait dans sa gueule ; elle la traînait dans son repaire et la vidait de son sang.

— Tu mens ! criai-je.

Mais une poigne glacée s’était refermée sur mon cœur. Certaines prédictions de Mab s’étaient révélées exactes ; qu’un tel destin attende Alice était une pensée insupportable.

— Pourquoi mentirais-je, Tom ? C’est la vérité. Tu le vérifieras bientôt. J’ai fait cette scrutation il y a deux jours, et j’ai utilisé du sang frais. Du sang jeune, de surcroît. Je ne me trompe que rarement, dans ces conditions. Ça se passera en Grèce, quand on se dirigera vers l’Ord. Préviens-la, si tu veux, mais ça n’y changera rien.

— Tu ne nous accompagneras pas en Grèce, grondai-je. Pas question que tu t’approches d’Alice ! Je vais en parler à ma mère.

— Oh, ta mère ne me renverra pas. Ses dons pour scruter l’avenir s’affaiblissent ; les miens sont plus forts que jamais. Elle en a besoin pour prévoir ce que feront les ménades. Tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement !

Sans ajouter un mot, je tournai le dos aux trois sorcières et courus vers la ferme, bouillant de colère. La voix haineuse et stridente de Mab me poursuivit jusqu’au bout du champ :

— Tu vas passer un très mauvais été, Tom Ward ! Des choses terribles vont arriver. Tu n’auras jamais connu autant de malheurs ! Jamais !

Epouvanteur 6 - Le sacrifice de l'épouvanteur
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